Le cinéma espagnol évolue avec la politique de son pays. Après la mort du dictateur Franco et la fin du régime autoritaire du franquisme en Espagne au milieu des années 70, les œuvres cinématographiques n’ont plus à contourner la censure (qui était contre la violence et le sexe dans les films). Commence alors la nouvelle vague espagnole, principalement représentée par les drames d’auteurs tels que Carlos Saura (La Chasse), et Fernando Fernán Gómez (El extraño viaje). Luis Buñuel se joint également au mouvement, notamment avec Cet obscur objet du désir en 1977.
C’est ensuite aux débuts des années 80 que la démocratie espagnole (d’abord représentée par le Parti socialiste ouvrier espagnol) se ressent dans les œuvres des nouveaux auteurs : Pedro Almodóvar entre en scène avec Le Labyrinthe des passions, à l’heure de la « Movida », le mouvement culturel espagnol apparu à la fin du franquisme. C’est ce débridement qui amène à la création du cinéma quinqui (genre populaire retraçant les vies de délinquants en marge de la société) avec des films comme El Pico, et qui encourage les cinéastes à parler de sujets considérés tabous.
Dans la décennie qui suit, Almodóvar réalise les films Talons aiguilles, La Fleur de mon secret, ou encore Tout sur ma mère, ce qui fait de lui un « cinéaste des femmes ». L’importance de la gente féminine dans ses récits se joint à l’apparition de cinéastes femmes au début des années 2000, comme Icíar Bollaín ou encore Isabel Coixet émergent. Cet influx de cinéastes féminines peut être relié à l’avancée du féminisme en Espagne (qui a fait de son pays l’un des modèles des démocraties occidentales).
Le cinéma espagnol reflète naturellement l’Espagne et sa politique, que ce soit en la documentant ou en la moquant. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, à une époque où les femmes sont de plus en plus représentées, il s’agisse là de l’un des principaux sujets abordés par les cinéastes de demain.
Le nouveau cinéma espagnol est un cinéma principalement féminin et féministe. Creatura, film d’Elena Martín sorti en 2023, en est l’un des principaux exemples.
Mila et son compagnon s’installent dans une ville de la Costa Brava. Après une première dispute, seule dans la maison d’été de sa famille, elle revit certaines expériences de son enfance et de son adolescence qui l’aideront à comprendre l’origine de ce qui l’a empêchée de faire la paix avec son propre corps.
Dans Creatura, Elena Martín (réalisatrice) et Alana Mejía González (directrice de la photographie) filment le corps féminin de manière frontale, sans tomber dans le voyeurisme ou l’obscène. Il s’agit d’une exploration du corps de Mila, meurtri par l’eczéma et l’anxiété.
Alexandre Mathis, journaliste chez FILMO, écrit : « […] Creatura est aussi un film sur le regard des autres. Celui des ados qui la traitent de “salope” car elle couche avec un garçon, celui des parents, mal à l’aise avec le comportement de leur fille, celui du petit-ami, totalement incapable d’écouter, soutenir et aider efficacement, malgré toute sa bonne volonté […]. »
Creatura illustre un parcours de femme, de l’enfance à l’âge adulte, notamment à travers le prisme du traumatisme sexuel. Le passage de Mila à l’âge adulte est violent— Las Niñas, de Pilar Palomero, en est tout l’opposé.
Au début des années 1990, Celia, 11 ans, fréquente une école catholique de Saragosse, dans le nord-est de l’Espagne. Elève responsable, elle ravit les religieuses à la tête de l’établissement jusqu’à l’arrivée d’une camarade avec laquelle elle cède très vite à ses tentations de jeune adolescente…
L’histoire prend place quelques années après la Movida. Comme pour Creatura et Libertad (ce dernier étant réalisé par Clara Roquet, scénariste du premier), Las Niñas parle d’un passage entre deux étapes de la vie d’une jeune fille : cette fois-ci, il s’agit du passage de l’enfance à l’adolescence. Celia grandit et expérimente, elle se fait de nouvelles amies, et elle se rebelle contre l’autorité de sa mère et des nonnes à l’école.
Cette rébellion est principalement menée par les interrogations de Celia : elle questionne la Bible, les règles, et les réactions des autres. Ces doutes sont également présents dans Carmen & Lola, un film de 2020 écrit et réalisé par Arantxa Echevarría.
Lola, 16 ans, est une Gitane madrilène qui aime les études, le graffiti et les oiseaux. Au grand désespoir de Paco, son père très traditionnel, qui ne la comprend pas. Lola s’interroge sur sa sexualité en surfant sur des sites dédiés aux lesbiennes, et rencontre Carmen, la future épouse de son cousin…
Carmen & Lola rappelle la rébellion présente de Las Niñas. Lola est lesbienne et questionne la place de la femme dans la communauté gitane : elle n’a pas envie de se marier et d’élever des enfants à la maison. Elle veut devenir enseignante, aimer qui elle veut (Carmen, en l’occurrence), et être libre.
Sur FILMO, nous pouvons lire qu’« Arantxa Echverria a lu dans la presse un article relatant l’histoire d’un mariage lesbien gitan en Espagne. Elle décide alors de consacrer son premier film à un sujet sur les femmes. Mieux, à un sujet sur l’émancipation féminine. Car ce que décrit dans un premier temps la cinéaste, c’est un système. Un système patriarcal qu’est la communauté gitane. Les femmes y naissent avec le but de devenir des épouses modèles et des mères épanouies de plusieurs enfants et de transmettre cette tradition à leurs filles à leur tour ».
Il est important de noter que Carmen & Lola est sorti en 2018, avant la loi espagnole interdisant les thérapies de conversion ; cette loi ne fut mise en place qu’en février 2023, et une scène du film cite directement les centres de conversion comme étant une solution pour « remettre sur le droit chemin » (ce qui est vu naturellement comme un acte extrême par les autres personnages).
Les mêmes thèmes activistes et politiques d’un cinéma fortement attaché à l’histoire de son pays sont présents dans Lettre à Franco (Alejandro Amenábar, 2019), ou encore Les Repentis, film réalisé par Icíar Bollaín et sorti en 2021.
Maixabel Lasa est la veuve d’un homme politique assassiné par l’organisation terroriste basque ETA en 2000. Onze ans plus tard, un des meurtriers demande depuis sa prison à la rencontrer. Elle accepte de venir parler avec lui.
Les Repentis parle d’Histoire, en basant son scénario autour de l’une des victimes de l’organisation terroriste ETA. Malgré sa dissolution en 2018, l’ETA est encore un sujet sensible pour l’Espagne ; le film d’Icíar Bollaín illustre la peur, le deuil, et l’incompréhension que les victimes des attentats ont vécues.
Mais il s’agit également d’un film de femmes : Les Repentis se concentre sur les femmes victimes de l’ETA (un thème accentué par le titre original du film, Maixabel, soit le prénom de l’une des victimes). Nous rencontrons les mères, femmes, filles des victimes des attentats, mais également les mères, femmes et filles des anciens membres d’ETA. Nous suivons leur parcours au fil des ans, ainsi que leur point de vue et ce qu’elles font pour garder la tête hors de l’eau après cette période sombre de l’histoire espagnole.
Sylvain Angiboust, journaliste chez FILMO, écrit : « […] Icíar Bollaín et sa scénariste Isa Campo ont découvert dans la presse espagnole le compte-rendu de ces entretiens et y ont trouvé l’idée de faire un film sur ce face à face hors du commun. L’idée était de suivre Maixabel sur cet éprouvant chemin mais également de montrer comment le meurtrier de son époux analysait ses actes, lui qui avait publiquement renoncé à la violence […]. »
Ainsi, le nouveau cinéma espagnol regorge de nouveaux talents féminins, qu’il s’agisse d’Elena Martín Gimeno avec son Creatura, à Pilar Palomero avec Las Niñas. Qu’ils soient profondément liés à l’histoire politique espagnole (comme Les Repentis), ou avec un scénario à première vue plus « trivial » (comme Ramona fait son cinéma, l’histoire d’une actrice débutante qui se prépare pour son premier rôle tout en naviguant sa vie amoureuse), tous ces films partagent une chose : le désir de liberté, en tant que femme.
Dans ce cas, la question se pose : qu’est-ce qu’être une femme en Espagne ? Heureusement pour nous, il y a autant de réponses à cette question que de films dans le cinéma espagnol !