CINEMA PARADISO, version longue

Les deux grandes obsessions de Giuseppe Tornatore sont présentes dans Cinéma Paradiso. Le cinéma d’une part, nous y reviendrons. La Sicile de l’autre. Natif de Bagheria, près de Palerme, le cinéaste n’a en effet eu de cesse de proclamer son amour de cette province insulaire. Il démarre d’ailleurs sa carrière par un documentaire sur les minorités ethniques de l’île. Avant de cosigner, en 1984, le scénario de Cent jours à Palerme, de Giuseppe Ferrara, qui raconte l’histoire du général Dalla Chiesa, préfet de Palerme, assassiné par la Mafia deux ans plus tôt. Les dérives mafieuses le concernent indubitablement, puisque son premier long métrage, Le maître de la Camorra, s’intéresse du milieu napolitain. Le film est encore inédit en France, du moins dans les salles. Cinéma Paradiso est donc son second film. Et là, le carton est international. 

Tornatore délaisse le grand banditisme mais revient dans son île adorée. Pour nous parler d’un petit enfant fasciné par le cinéma, déchiré entre le désir de réussir, ce qui suppose gagner le continent, et les regrets de devoir couper ses racines et quitter les siens. Le personnage incarné par Jacques Perrin est cinéaste. Il n’est pas nécessaire de posséder une boule de cristal pour deviner que la part autobiographique du récit est importante. Et le film de nous entraîner et de faire mouche sur tous les terrains à la fois. Celui de l’émotion, puisque le retour de notre homme dans son île est baignée de regrets. Celui du cinéma, le film étant une ode à cet art qui irrigue nos vies et lui donne un sens. Sans oublier une dimension sociale et culturelle, qui nous rappelle que Tornatore a commencé comme documentariste. 

Car c’est toute l’évolution de la Sicile, et peut-être même de toute une Italie rurale qui nous est donnée à observer. Il n’est pas niable au demeurant que le cœur du cinéaste penche plutôt du côté de cette société sans doute un peu étouffante, mais solidaire et conviviale, de ce village dont la salle de cinéma est le cœur, un cœur qui bat au rythme de tous ces films qui font rêver. Même si on eût souhaité que le curé du village n’en puisse pas amputer au préalable toutes les scènes amoureuses… Nostalgie d’une enfance difficile, mais pleine de bonheur. Quelle pitié quelques décennies plus tard de constater que les rues sont désertes, que la place est devenue un immense parking et que la salle de cinéma est définitivement close, après avoir, ô ironie, tenté de survivre en passant des pornos de bas étage.

Le charme du film est de savoir marier ces deux nostalgies, celle d’un cinéma triomphant et sans rival, celle d’une époque où les gens se parlaient. Tornatore a su reprendre à son compte certaines recettes de la comédie italienne. Cette façon de parler en souriant de choses graves. Nous apprécions que l’instituteur fasse acquérir la bosse des maths à ses élèves en leur cognant la tête contre le tableau noir ou que le chef mafieux du coin se fasse dessouder dans le cinéma pendant la projection de Scarface.

Hymne à la vitalité passée du 7e Art, Cinéma Paradiso souligne au passage sa décrépitude actuelle. L’Italie, qui avait bénéficié de l’un des maillages de salles les plus dense du monde, voyait en effet dans les années 80 ses cinémas détruits les uns après les autres. Ce n’est pas par hasard si en cette année 1989, deux films ont synthétisé chacun de leur côté le déclin du cinéma transalpin. Et pendant que Cinéma Paradiso nous touchait au cœur, Splendor, de Ettore Scola, s’adressait à notre raison. Mais plus sec, plus politique, plus polémique, le film de Scola n’a jamais eu l’impact de ce Cinéma Paradiso qui nous emporte au 7e ciel du 7e Art.

On l’a vu, cette fresque comporte trois parties temporelles, dont les interférences nous permettent de mieux saisir le passage du temps. La première est sans doute celle qui s’est le mieux incrustée dans les mémoires. Quand Toto est un gamin déluré qui use de toutes les ruses pour être accepté dans la cabine du projectionniste, un vieux bougon au cœur d’or, interprété par un Philippe Noiret particulièrement inspiré. La seconde partie, celle de l’adolescence, quand Toto commence à utiliser une petite caméra, notamment pour filmer l’élue de son cœur, assure une nécessaire jonction avec le troisième âge. Celui du retour dans l’île, quittée jadis avec l’idée que c’était à jamais.

Le film qui a été projeté dans les salles faisait 1h 58. La version proposée sur Filmo, voulue par le metteur en scène, compte 51 minutes supplémentaires. 4 minutes réparties de façon furtive çà et là dans le film, dont deux scènes où l’on fait l’amour, soit dit en passant. Et 47 minutes qui donnent un poids infiniment plus grand à la troisième partie du film, celle du retour dans l’île. Ceux qui avaient vu le film dans les salles ignoraient donc que Toto avait su retrouver son amour de jeunesse, incarnée par Brigitte Fossey, dont le rôle avait donc été entièrement gommé. Retrouvailles des plus émouvantes pour qui aime sortir son mouchoir au cinéma. Il est vrai que l’échec de cet amour reposait sur un malentendu. Sans doute Tornatore, cinéphile fervent, avait-il à l’esprit Elle et lui, le superbe mélodrame que Leo McCarey tourna deux fois. Qui n’a pas versé une larme quand Cary Grant réalise que ce n’est pas par désinvolture que Deborah Kerr ne l’a pas rejoint autrefois en haut de l’Empire State Building, mais parce qu’elle avait été victime d’un accident ? De même dans Cinéma Paradiso le petit billet qui lui fixe un rendez-vous et que Toto retrouve des années plus tard au milieu des décombres n’est-il pas l’instrument facétieux d’un destin implacable ? Il éclaire en tous cas la scène finale du film, quand le cinéaste, de retour à Rome, se fait projeter les baisers jadis tronqués par le curé du village et conservés avec amour par le projectionniste. Autant d’amours défunts, amputés dans ce qu’ils avaient de plus démonstratifs et sincères.

La version longue déplace de toute évidence le centre de gravité du film, qui était de fait davantage centré sur l’amour du cinéma. Et le cinéma de l’amour. La cinéphilie de Tornatore fait plaisir à voir, qui se souvient de La Terre tremble, manifeste néoréaliste de Visconti consacré à sa chère Sicile, dont nombre de spectateurs, analphabètes, ne pouvaient lire le préambule. Ou quand il nous donne à revoir Gabin au sommet de son art. Une petite remarque néanmoins. Pourquoi avoir montré des images de Et Dieu créa la femme avant que l’on n’effeuille l’éphéméride de 1954, alors que le film de Roger Vadim date de 1956 ? Mais ce ne sont que broutilles. La mémoire a ses raisons que la raison parfois ignore.

La mémoire, le temps qui passe et meurtrit, voilà bien le terreau du cinéma de Tornatore, sans doute le plus nostalgique de tous les cinéastes italiens, nonobstant son jeune âge, puisqu’il n’a dépassé la trentaine que de peu au moment de Cinéma Paradiso. L’année suivante, Ils vont tous bien, est d’ailleurs de la même veine, qui met en avant un vieil homme, veuf de fraîche date, qui quitte sa Sicile pour un dernier voyage sur le continent, à la recherche de ses enfants. Dont la vie n’est pas nécessairement celle qu’il imaginait… Après Une pure formalité, parenthèse esthétiquement aux antipodes de son cinéma habituel, Tornatore revient à ses premières amours dans Marchand de rêves, qui nous parle de nouveau de cinéma et de Sicile, alors que nous nous attachons au pas d’un escroc bien sympathique qui ratisse l’île en tous sens pour faire tourner des bouts d’essais –avec de la pellicule périmée- à ceux qui comme lui, rêvent de cinéma.

Si la suite de sa carrière est moins dense, plus internationale, peut-être moins personnelle, Tornatore continue à faire parler de lui. En 2010 sort Baaria, vaste fresque historique dont l’action se situe en Sicile, dont il parle en ces termes « Baaria est un lieu allégorique de tous les lieux où on voit le jour : où que nous soyons nés, c’est le centre du monde jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que le monde tourne sans nous. Je raconte les gens, les événements à travers un microcosme qui est leur pays, mais en faisant sentir constamment l’écho de tout ce qui se passe ailleurs, loin d’eux ». Mot pour mot, il aurait pu dire la même chose de Cinéma Paradiso.

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