Morgan Bizet Parmi les cinéastes danois qui comptent depuis 30 ans, on peut citer Lars Von Trier, Thomas Vinterberg, Susanne Bier et Nicolas Winding Refn. Derrière ce quatuor huppé qui squatte la plupart des grands festivals de cinéma au monde, des auteurs moins connus ont émergé sur la même période et ont signé quelques œuvres acclamées, notamment sur le sol danois. Anders Thomas Jensen est le plus talentueux de ces “réalisateurs de l’ombre”. Avec cinq films en 23 ans de carrière, il a réussi à imposer sa patte personnelle, mélange d’humour noir, de satire et d’horreur.
Menant en parallèle une carrière productive de scénariste, à la fois pour ses compères danois comme Susanne Bier (After The Wedding) et Lars Von Trier (Antichrist) et pour le compte de studios hollywoodiens (La Tour sombre), Anders Thomas Jensen a mis au ralenti sa carrière de réalisateur. Men and Chicken est sorti en 2015, soit 10 ans après ses deux plus grands succès, Les Bouchers verts et Adam’s Apples, mais semble fait du même bois, comme si le temps n’avait eu aucune prise. Même humour farcesque et grotesque, même plongée lente dans l’horreur, au service d’un portrait au vitriol et sans concession de la société danoise.
Au casting, on retrouve d’ailleurs les trois acteurs vedettes de ses précédentes comédies : Madds Mikkelsen, devenu entre temps une star internationale, Nicolas Bro et Nikolaj Lie Kaas. À ce trio d’interprètes chevronnés s’ajoutent deux des plus grands acteurs danois de leur temps : David Dencik et Søren Malling, vus respectivement dans Millenium et la série The Killing. Un casting cinq étoiles qui incarne les cinq membres de la fratrie bouffonne de Men and Chicken. Des personnages hauts en couleur au service d’une écriture corrosive sur la nature humaine que n’aurait pas reniée Rabelais.
Relecture de L’Île du Docteur Moreau d’H.G Wells, Men and Chicken pourrait en être la meilleure adaptation cinématographique. Ce classique de la littérature fantastique et de la science-fiction a connu de nombreuses adaptations officielles, la dernière, catastrophique, de John Frankenheimer avec Val Kilmer et Marlon Brando datant de 1996. Plutôt que de montrer frontalement les créatures monstrueuses du savant fou, ici appelé, non sans humour, Evelio Thanatos, Anders Thomas Jensen distille leur apparition. Si bien que chaque vision d’une poule croisée à une chèvre, ou d’une cigogne à un être humain, en devient plus marquante. On est loin des mutants ridicules du navet de Frankenheimer.
La force de Men and Chicken réside surtout dans la manière avec laquelle son réalisateur s’empare du récit de H.G. Wells pour le modeler à sa guise, et le fondre dans son style grinçant et glauque. L’horreur ne naît pas forcément de l’effroi, mais plutôt de la dégénérescence de l’Île du Docteur Thanatos, et de ses fils issus d’une expérience sacrilège. Les cinq frères sont plus proches de la bête que de l’être humain. La façon dont ils se comportent entre eux et avec les derniers habitants de l’île, si elle prête au rire dans un premier temps, finit par accoucher d’un malaise et d’une réaction de dégoût. C’est là tout le génie comique d’Anders Thomas Jensen, qui ne met pas de gant pour démolir le patriarcat, jusqu’à se clôturer sur une scène abjecte moralement, jusqu’au boutiste, sans jamais trahir la thèse du film.
Bien sûr, cette satire ne fonctionnerait pas sans le talent immense des cinq acteurs qui incarnent les frères Thanatos. On est tellement habitué à voir Mads Mikkelsen dans des films internationaux, qu’on en oublie ses origines danoises. L’acteur semble métamorphosé, loin des rôles de méchant pernicieux et diaboliquement intelligent qu’il à l’habitude d’incarner dès qu’il quitte son pays natal. Ici, il perd tout son charme et se transforme en bête humaine, abrutie et guidée par les pulsions les plus basses. Il trouve en Nicolas Bro, Nikolaj Lie Kaas, David Dencik et Søren Malling des reflets déformés de son animalité. Un vrai film de fous.
PARCE QUE cette comédie noire truculente réunit le gratin des acteurs danois.
